Backstage du concert du groupe Bauhaus, au Rose Bonbon, Paris, 1981. © Jeanluc Buro
« J’étais comme un archéologue qui découvrait une zone de fouilles. J’ai numérisé 2000 négatifs, analysé des planches contact… En voyant des noms, l’adrénaline commençait à monter, comme en découvrant le groupe Bauhaus que j’aurais rêvé voir en concert. J’ai aussi dû opérer un travail d’identification car Jeanluc ne se souvenait pas de toutes les têtes : une analyse des images et un travail de documentation énormes mais qui m’ont super excitée. C’est par exemple Tai Luc de La Souris Déglinguée qui m’a confirmé que c’était bien Helno des Négresses Vertes qu’on voyait écrire « Lucrate Milk » sur la vitre d’un café. Je l’avais reconnu mais n’étais pas sûre. Au final, mon travail s’est apparenté à une véritable enquête. »
Découvrir ces photos rares ou souvent inédites d’Alain Bashung, Indochine, Rita Mitsouko, Etienne Daho, Starshooter, Elli Medeiros ou Taxi Girl, sous la bienveillance « d’anciens » comme Téléphone, c’est assister à la naissance de la nouvelle garde pop qui va squatter le Top 50. Fidèles de la ligne dure, des groupes comme Oberkampf et La Souris Déglinguée montrent la répercussion du punk sur la future vague rock alternatif à la française dont émergeront les Négresses Vertes. Côté new-wave, les photos d’Edith Nylon, des Tokow Boys et surtout, de Marquis de Sade, démontrent que ceux qu’on appelait « les jeunes gens modernes » partageaient les mêmes réseaux grâce aux mêmes références, du Velvet Underground aux Kraftwerk en passant par les Sex Pistols. « L’expo montre la mixité intéressante de cette époque, le côté éclectique de toutes les communautés musicales qui cohabitaient plus ou moins bien, avec souvent des frictions, malgré les affinités musicales, vestimentaires ou capillaires qui pouvaient les relier » remarque Isa Carol Horiot.
Soirée «La Belle et la Bête », Le Palace, Paris © Jeanluc Buro
Ainsi croise-t-on, tant au niveau du public (néo-romantiques, punks, skinheads, mods) que des artistes anglo-saxons influents (The Cramps, Bauhaus, The Cure, New Order, Throbbing Gristle, Virgin Prunes, Meteors, Klaus Nomi, Alan Vega), des personnalités marquantes et des looks extravagants qui trouvaient tous leur place dans la même petite galaxie de clubs et de salles où Jeanluc Buro semblait tel un glaçon dans la vodka – et un poisson dans l’eau. Selon Isa Carol Horiot, cette liberté de mouvement serait impossible aujourd’hui : « Il y avait moins de contraintes sur les accès et les photos, tout était déverrouillé. Ses photographies le montrent : il avait une proximité totale, un dialogue, une relation unique avec les acteurs de l’époque. C’est cette chaleur qu’il est important de restituer, ainsi que le rôle de transmission que Jeanluc lui-même a eu. »
À ces années pourtant réputées froides au niveau des courants musicaux ou graphiques, l’exposition répond par la chaleur et l’étonnante facilité à shooter au cœur des salles et des coulisses. Au Palace, au Rose Bonbon au Rex Club, le renouveau pop rock s’inscrit dans un esprit club festif qui pave une voie toujours plus dansante à l’explosion de la culture rave, de la house et de la techno. « Les clubs offraient aux nouvelles musiques une promiscuité qu’on ne peut plus avoir. Ils étaient des lieux de liberté, avec des programmations ultra pointues, parfois expérimentales. C’est aussi dans les années 80 que sont nées des zones autonomes temporaires, les premières friches industrielles investies dans des usines transformées en espaces libres de créativité comme Pali Kao ou le WW 91 Quai de la Gare. »
Backstage du concert de Taxi Girl (Daniel Darc et Laurent Sinclair), au Rose Bonbon, Paris, 1980. © Jeanluc Buro
Le travail de Jeanluc Buro démontre comment la nuit parisienne devient alors open et délurée pour les hétéros comme les homos, dans une insouciance que viendront briser les années sida. « Plein de gens ouvraient des clubs. C’est d’ailleurs comme ça que j’ai rencontré Jeanluc dans le cadre des 120 Nuits, un club qui n’avait aucun filtrage à l’entrée. Ce lieu fut un des premiers lieux éphémères, qui n’a effectivement duré que 120 nuits en 1983 et 1984. Eric Rohmer y a tourné des séquences du film Les Nuits de la Pleine Lune . Il a aussi été l’un des premiers à programmer de la cold-wave, à faire jouer Alan Vega, Cabaret Voltaire… Tout le monde pouvait y venir, ça donnait des soirées hallucinantes avec un mélange de genres jamais vu. »
C’est ainsi que toute une faune se croisait au hasard des déambulations nocturnes que la commissaire d’expo illustre par la présence de Coluche ou d’un Gainsbourg accompagnée d’une Charlotte encore ado. « Tous deux étaient des agitateurs d’idées et autant dans la filiation que la transmission. Par ailleurs, ils cultivaient un côté provocateur bien dans l’air du temps. » Le critique rock Alain Pacadis, la comédienne Pauline Laffont font aussi partie de ces astres qui gravitaient fidèlement autour de la scène française new-wave bourgeonnante. Mais à brûler la vie par tous les bouts, certains se sont vite carbonisés, en particulier à cause des drogues dures où beaucoup vont se perdre et souvent sombrer. Si Jeanluc Buro saisit la folie de ces années, il en capte aussi la noirceur qui entrainera des dérapages incontrôlés ou des sorties de route.
Soirée parisienne, années 80. © Jeanluc Buro
Alors que l’opération estampillée punk du Bon Marché a enfin rangé ses guirlandes, Objectif Alternatif rend grâce à des temps de sincérité et de naïveté. Ici, point de chaussures onéreuses dans lesquelles leurs créateurs ont pris soin d’enfoncer des clous pour la jouer rebelle, le vrai piquant de nos héros se joue au quotidien, de jour comme de nuit, dans une roulette russe permanente pour certains. « Je cherchais à témoigner de cette génération avant sa totale extinction, dans une volonté de protéger des documents, des archives, et des images de cette période. L’exposition était donc d’autant plus nécessaire que nombre d’artistes étaient morts, comme récemment Philippe Pascal de Marquis de Sade et Laurent Sinclair de Taxi Girl. C’est donc un travail de mémoire sur des artistes qui m’intéressent autant que sur ces moments juste avant qu’ils n’accèdent à la notoriété. »
Objectif Alternatif amorce aussi les tremblements de terre à venir tels que l’omniprésence de la culture hip-hop avec le graffeur Futura 2000. A ses côtés, le passage de témoin entre les anciens punks et les enfants du rap est assuré par The Clash qui avait déjà fondu reggae, dub et ska dans son rock. « C’était intéressant de les montrer car cette période charnière voit aussi émerger de nouvelles cultures comme le street-art, le hip-hop ou l’art urbain. » Au-delà de tous ces artistes parfois tombés pour la France auxquels elle offre un poignant hommage, l’exposition célèbre avant tout une période pleine de vie, d’innocence et d’insouciance, que tous ceux qui l’ont traversée rêveraient de retrouver. Cela est musicalement rendu possible depuis une vingtaine d’années avec l’incroyable travail de réédition de tous les trésors de l’époque devenus des références pour la synth-wave, l’electroclash ou les revivals cold-wave. Et pour quelques semaines le temps de l’exposition de Jeanluc Buro, garantie sans clous.
Les Clash, années 1980, Paris. © Jeanluc Buro
Backstage du concert de The Cure, Olympia, Paris 1981. © Jeanluc Buro
Alain Bashung sur scène, Paris, années 1980. © Jeanluc Buro
Exposition du jeudi 24 octobre au dimanche 8 décembre 2019
Galerie Hors-Champs, 20 rue des Gravilliers 75003 Paris,
du mardi au dimanche de 13 heures à 19 heures
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